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Reith se réveilla avec le sentiment d’une menace toute proche. Il lui fallut un moment pour se rendre compte d’où venait cette impression : elle était liée à la jeune fille et aux prêtresses du Mystère Féminin. Il contempla le plâtre du plafond d’un air furieux. Quelle folie que de s’occuper de choses échappant à sa compréhension ! Après tout, que pouvait-il faire ?
Il descendit dans la salle commune, mangea une écuelle de bouillie de gruau qui lui fut servie par l’une des filles de l’aubergiste – un vrai souillon – puis sortit et s’assit sur un banc dans l’espoir d’apercevoir la jeune captive.
Les prêtresses apparurent, encadrant toujours leur prisonnière, et se dirigèrent vers le caravansérail sans regarder ni à gauche ni à droite. Une demi-heure plus tard, elles sortirent de l’établissement et engagèrent la conversation avec l’un des montagnards gringalets qui souriait de toutes ses dents et acquiesçait obséquieusement, le regard étincelant de crainte respectueuse.
Les Ilanths quittèrent à leur tour la salle commune. Lançant des coups d’œil furtifs aux prêtresses et des œillades concupiscentes à la jeune fille, ils traversèrent la cour, détachèrent leurs chevaux-sauteurs et entreprirent de débarrasser les bêtes des excroissances qui saillaient sur leur cuir d’un vert grisâtre.
Les prêtresses mirent fin à leur conversation avec le montagnard et firent les cent pas entre le campement et les promontoires rocheux. La jeune fille traînait la jambe derrière elles, ce qui paraissait les exaspérer. Les Ilanths les regardaient en parlant à voix basse.
Traz surgit et s’immobilisa à côté de Reith. Il tendit le bras vers la steppe.
— Les Chasch Verts ne sont pas loin. Un détachement nombreux…
— Qu’en sais-tu ? demanda Reith, qui ne voyait rien.
— Je sens la fumée de leurs feux.
— Moi, je ne sens rien.
Traz haussa les épaules.
— Ils sont trois ou quatre cents.
— Bigre ! Comment peux-tu le deviner ?
— À cause de la force du vent et de l’odeur de la fumée. Un petit groupe fait moins de fumée qu’un gros. Cette fumée correspond à trois cents Chasch Verts environ.
Reith, vaincu, leva les bras au ciel.
Les Ilanths sautèrent sur leurs montures et s’élancèrent vers les rochers, où ils firent halte. Anacho, qui passait par là, eut un rire sec :
— Ils vont en faire voir de toutes les couleurs aux prêtresses !
Reith se leva, curieux de savoir ce qui allait se passer.
Les Ilanths attendirent que les prêtresses fussent à leur hauteur. Alors, ils se ruèrent en avant. Elles reculèrent avec effroi. Les cavaliers, hurlant et tonitruant, empoignèrent la prisonnière, la jetèrent en travers d’une selle et foncèrent au grand galop en direction des collines. Les prêtresses les regardèrent s’éloigner d’un air consterné puis revinrent en courant au campement tout en poussant des cris stridents. Elles bondirent sur Baojian, le maître de caravane :
— Les bêtes jaunes ont enlevé la vierge de Cath ! s’exclamèrent-elles en tendant vers la steppe un doigt tremblant.
— C’est juste pour faire un peu de sport, répondit Baojian sur un ton consolant. Ils la ramèneront quand ils en auront fini avec elle.
— Mais elle ne nous sera plus d’aucune utilité ! Avoir fait un si long voyage et souffert tant d’épreuves ! Quelle atroce tragédie ! Je suis une Aïeule du Séminaire de Fasm ! Et tu ne remues même pas le petit doigt pour m’aider !
Le maître de caravane cracha dans la poussière.
— Moi, je n’aide personne. J’assure l’ordre dans la caravane, je conduis mes chariots et je n’ai pas le temps de faire autre chose.
— Infâme individu ! Ces gens-là ne sont-ils pas sous tes ordres, affirme donc ton autorité !
— Mon autorité ne s’exerce qu’au sein de la caravane. L’événement a eu lieu dans la steppe.
— Mais qu’allons-nous faire ? Nous sommes victimes d’un vol. Il n’y aura pas de cérémonie de Clarification !
Reith avait déjà enfourché un cheval-sauteur et galopait à travers la steppe. Il avait obéi à une impulsion totalement inconsciente et, alors même que sa monture trottait en faisant des sauts prodigieux, il s’étonnait du réflexe qui l’avait poussé à fausser compagnie au maître de caravane et à enfourcher une monture. « Ce qui est fait est fait », se dit-il en guise de consolation et non sans quelque amère satisfaction : il semblait que le triste sort d’une belle esclave avait pris le pas sur sa propre infortune.
Les Ilanths n’étaient pas allés bien loin : ils s’étaient arrêtés dans une petite vallée au sol plat et sablonneux que dominait une paroi rocheuse. La jeune fille, abasourdie, était recroquevillée contre l’escarpement. Ses ravisseurs avaient tout juste terminé d’attacher leurs bêtes quand Reith surgit au milieu d’eux.
— Qu’est-ce que tu veux ? s’exclama l’un des éclaireurs avec rudesse. Dégage ! Nous allons éprouver la qualité de cette fille de Cath.
Un autre exhala un rire gras :
— Elle a besoin d’un peu d’entraînement avant les mystères féminins !
Reith sortit son pistolet.
— Ce serait avec plaisir que je vous abattrais en gros ou en détail. (Il fit signe à la jeune fille.) Viens !
Elle regarda autour d’elle d’un air effaré comme si elle ne savait dans quelle direction prendre la fuite.
Les Ilanths se taisaient, leurs moustaches noires pendantes. Lentement, la jeune fille se hissa sur l’encolure du cheval de Reith, qui fit demi-tour et regagna la vallée.
L’expression de la prisonnière était indéchiffrable. Elle ouvrit la bouche mais la referma sans rien dire. Les Ilanths remontèrent en selle. Ils les dépassèrent en beuglant et en les abreuvant d’injures.
Les prêtresses, debout à l’entrée du campement, scrutaient la steppe. Reith arrêta sa bête et posa son regard sur les quatre femmes de noir vêtues, qui, aussitôt, se mirent à lui adresser des signes impératifs.
— Combien t’ont-elles donné ? demanda la jeune fille sur un ton frénétique.
— Rien. Je suis venu de mon plein gré.
— Ramène-moi chez moi, l’implora-t-elle. Ramène-moi à Cath ! Mon père te donnera bien davantage… Tout ce que tu lui demanderas.
Reith désigna la masse noire qui se profilait à l’horizon.
— Je présume que ce sont les Chasch Verts. Il vaut mieux regagner l’auberge.
— Mais ces femmes vont me reprendre et me remettre en cage ! (La voix de la jeune fille vacillait. Son sang-froid – qui n’était peut-être que de l’apathie – se désagrégeait.) Elles me détestent, elles veulent me faire le plus de mal possible ! Regarde… les voilà qui arrivent ! Laisse-moi partir !
— Toute seule ? dans la steppe ?
— J’aime encore mieux cela !
— Je ne leur permettrai pas de te reprendre.
Reith se dirigea au pas vers le caravansérail. Les prêtresses attendaient derrière la brèche qui s’ouvrait entre les pitons rocheux.
— Oh ! homme de cœur ! s’écria l’Aïeule. Que voilà une noble action ! A-t-elle été profanée ?
— Cela ne vous regarde pas, répondit Reith.
— Comment ? Cela ne nous regarde pas ? Comment peux-tu dire une chose pareille ?
— Désormais, elle est mienne. Je l’ai reprise à ces trois guerriers. Si vous voulez des dommages et intérêts, c’est à eux qu’il faut vous adresser, pas à moi. Ce que j’ai çonquis, je le garde.
Les prêtresses s’exclamèrent à grand bruit.
— Quel bravache ridicule ! Rends-nous ce qui nous appartient si tu ne veux pas avoir d’ennuis. Nous sommes les prêtresses du Mystère Féminin.
— Et vous serez des prêtresses mortes si vous touchez à mon bien !
Sur ces mots, Reith entra dans le campement sous le regard exorbité des prêtresses. Il mit pied à terre, aida la jeune fille à descendre. Maintenant, il comprenait pourquoi son instinct lui avait ordonné de se lancer à la poursuite des Ilanths en dépit de toute raison.
— Quel est ton nom ? demanda-t-il à la captive.
Elle réfléchit, comme s’il lui avait proposé la plus difficile des énigmes, avant de répondre modestement :
— Mon père est le Seigneur du Palais du Jade Bleu. (Et elle ajouta :) Nous sommes de la caste d’Aegis. Parfois, je me présente sous le nom de Fleur de Jade Bleu. Ou, en des occasions moins protocolaires, Fleur de Beauté ou Fleur de Cath. Mon nom de fleur est Ylin-Ylan.
— Tout cela est assez compliqué, rétorqua Reith.
Elle acquiesça comme si elle trouvait, elle aussi, que c’était exagérément complexe.
— Comment tes amis t’appellent-ils ? reprit le Terrien.
— Cela dépend de leur caste. Es-tu de haut lignage ?
— Bien entendu, répondit Reith, qui ne voyait aucune raison de dire le contraire.
— As-tu l’intention de faire de moi ton esclave ? En ce cas, il serait inconvenant de me donner mon nom d’ami.
— Je n’ai jamais eu d’esclaves. La tentation est forte… mais je préfère, je crois, employer ton nom d’ami.
— Eh bien, tu peux m’appeler Fleur de Cath, qui est un nom d’ami protocolaire ou, si tu préfères, Ylin-Ylan, qui est mon nom de fleur.
— Cela fera l’affaire – provisoirement, tout au moins.
Reith balaya le campement du regard, puis, prenant la jeune fille par le bras, il la conduisit à l’intérieur du caravansérail et s’assit avec elle dans la salle commune devant une table dressée le long du mur. Alors, il examina la jeune fille, Ylin-Ylan, Fleur de Beauté, Fleur de Cath.
— Je ne sais pas trop ce que je vais faire de toi, murmura-t-il.
Dehors, les prêtresses discutaient âprement avec le maître de caravane, qui les écoutait gravement en faisant preuve de la plus grande politesse.
— Je n’aurai peut-être pas voix au chapitre, dit Reith. Je ne suis pas très sûr d’avoir la loi pour moi.
— Il n’y a pas de loi dans la steppe, rétorqua la jeune fille. Sauf une seule : la peur.
Traz rejoignit le couple. Il toisa la jeune fille d’un air désapprobateur.
— Que comptes-tu faire d’elle ?
— Je la ramènerai chez elle… si je le peux.
— Si tu le faisais, tu n’aurais plus jamais rien à désirer, dit-elle. Je suis de noble famille. Mon père t’édifierait un palais.
Du coup, Traz se fit moins rébarbatif et il regarda du côté de l’est comme s’il songeait à prendre la route.
— Ce n’est pas impossible.
— Pour moi, si, laissa tomber Reith. Il faut que je récupère ma vedette. Si tu as envie de la reconduire à Cath et d’entamer une vie nouvelle, ne te gêne surtout pas pour moi.
Traz jeta un coup d’œil dubitatif en direction des prêtresses.
— Comment, sans guerriers et sans armes, pourrais-je faire traverser la steppe à une fille comme elle ? On nous prendrait comme esclaves ou on nous massacrerait.
Baojian entra dans la salle et s’approcha d’eux.
— Les prêtresses, commença-t-il d’un ton égal, exigent que j’intervienne pour que la jeune fille leur soit restituée. Je me garderai d’obtempérer puisque le transfert de propriété s’est effectué hors de la caravane. J’ai cependant accepté de te poser la question suivante : quelles sont tes intentions en ce qui concerne cette jeune fille ?
— Cela ne les regarde pas. À présent, elle m’appartient. Si elles veulent un dédommagement, elles n’ont qu’à s’adresser aux Ilanths. Je n’ai rien à voir avec elles.
— Ton attitude me paraît raisonnable. Les prêtresses admettent le fait, encore qu’elles se plaignent de leur infortune. Pour ma part, j’inclinerais à convenir qu’elles ont subi un préjudice.
Reith examina le visage impassible du maître de caravane.
— Parles-tu sérieusement ?
— Je m’en tiens exclusivement au principe du droit de propriété et à la notion de sécurité des transactions. Elles ont essuyé une grave perte. Une certaine catégorie de sujets est nécessaire à leurs rites. Elles ont consenti des efforts démesurés pour se procurer une participante convenable. Or, à la dernière minute, celle-ci leur a échappé. Supposons qu’elles te versent une indemnité de sauvetage… la moitié du prix d’une femme analogue, par exemple ?
Reith secoua la tête.
— Qu’elles aient éprouvé une perte, je ne dis pas le contraire, mais ce n’est pas mon affaire. Après tout, elles ne sont pas venues fêter sa délivrance avec cette jeune fille.
— J’imagine qu’elles ne sont pas d’humeur à s’amuser, même en une aussi heureuse occasion. Eh bien, je vais leur transmettre tes observations. Elles prendront d’autres dispositions, sans aucun doute.
— J’espère que cette situation n’aura pas d’incidence sur les conditions de notre voyage ?
— Absolument pas ! fit le maître de caravane avec force. Le vol et la violence sont strictement prohibés. La sécurité du voyageur est la condition essentielle de ma profession.
Baojian s’inclina et prit congé.
Reith se tourna vers Traz et Anacho, qui les avait rejoints.
— Et maintenant ?
— C’est comme si tu étais déjà mort, laissa tomber Traz d’une voix sinistre. Les prêtresses sont des sorcières. Nous en avons eu quelques-unes comme ça, chez les Emblèmes. Nous les avons tuées et, ensuite, tout s’est arrangé.
Anacho examina la Fleur de Cath avec autant de détachement que s’il s’était agi d’un animal.
— C’est une Yao Dorée, une souche extrêmement ancienne : les Yao sont des hybrides issus du croisement des Primes Jaunes et des Primes Blancs. Il y a cent cinquante ans, ils sont devenus arrogants et se sont mis dans la tête d’inventer un certain nombre de mécanismes évolués. Les Dirdir leur ont donné une bonne leçon.
— Cent cinquante ans ? Quelle est la durée de l’année sur Tschaï ?
— Quatre cent quatre-vingt-huit jours. Mais je ne vois pas le rapport.
Reith se livra à un rapide calcul. Cent cinquante ans sur Tschaï équivalaient à environ deux cent douze années terrestres. Fallait-il ne voir là qu’une coïncidence ? Ou étaient-ce les ancêtres de la Fleur qui avaient lancé par radio l’appel à la suite duquel il avait été dépêché sur Tschaï ?
La Fleur de Cath jeta un regard haineux à Anacho et dit d’une voix rauque :
— Tu es un Homme-Dirdir !
— Du Sixième Domaine : je suis loin d’être un Immaculé.
Elle se tourna vers Reith :
— Ils ont bombardé Settra et Ballisidre avec leurs torpilles. Ils voulaient nous anéantir. Par jalousie.
— Jalousie n’est pas le terme approprié, rectifia Anacho. Ton peuple jouait avec des forces interdites que vous ne compreniez pas.
— Que s’est-il passé ensuite ? voulut savoir Reith.
— Rien, répondit Ylin-Ylan. Nos cités ont été détruites ainsi que les réceptacles, le Palais des Arts et les Résilles d’Or. Des trésors remontant à des millénaires ! Comment s’étonner si nous haïssons-les Dirdir plus que les Pnume, plus que les Chasch, plus que les Wankh !
Anacho haussa les épaules :
— Je ne suis personnellement pour rien dans l’élimination des Yao.
— Mais tu t’en fais l’avocat ! C’est du pareil au même !
— Si nous parlions d’autre chose ? suggéra Reith. Après tout, cela remonte à deux cent douze ans.
La Fleur de Cath corrigea :
— Cent cinquante ans seulement.
— D’accord. Mais revenons-en à toi. As-tu envie de te changer ?
— Oui. Je porte ces vêtements depuis que ces horribles femmes m’ont enlevée dans le jardin. J’aimerais prendre un bain. En fait d’eau, elles me donnaient juste de quoi boire.
Reith monta la garde pendant que la jeune fille faisait sa toilette. Quand elle eut fini, il lui passa une tenue de coureur de steppe. C’était un costume uni-sexe. Lorsqu’elle réapparut, la peau encore moite, elle portait un pantalon gris et une tunique fauve. Ils retraversèrent la salle commune et sortirent. Dehors, c’était le branle-bas de combat : les Chasch Verts, en effet, étaient à présent à moins de deux kilomètres du caravansérail. Les canons étaient à pied d’œuvre dans les emplacements de tir des rochers. Baojian déployait ses chars armés de façon à couvrir toutes les approches.
Les Chasch Verts ne semblaient pas décidés à attaquer tout de suite. Ils alignèrent leurs propres chariots en une longue file se dressèrent une centaine de hautes tentes noires.
Baojian se gratta le menton d’un air contrarié.
— Les nomades sont si près que jamais la caravane du nord ne parviendra à nous rejoindre. Quand les éclaireurs verront leur camp, ils rebrousseront chemin pour attendre. Il va falloir, je le crains, nous armer de patience.
Un cri d’indignation échappa à l’Aïeule :
— Mais le Rite s’accomplira sans nous ! Faut-il donc que l’on se mette à chaque instant en travers de nos projets ?
Baojian leva les bras au ciel et s’efforça de lui faire entendre raison.
— Ne comprenez-vous pas qu’il est impossible de quitter le campement ? Ce serait la lutte à outrance. D’ailleurs, qui sait si, n’importe comment, la bataille ne nous sera pas imposée ?
— Il n’y a qu’à envoyer les prêtresses faire la danse du « Rite » avec les Chasch ! lança quelqu’un.
Une autre voix renchérit, insolente :
— Ayez donc pitié de ces malheureux Chasch !
Furibondes, les prêtresses battirent en retraite.
Le crépuscule tomba sur la steppe. Les Chasch Verts allumèrent des feux devant lesquels on voyait se profiler leurs hautes silhouettes. De temps à autre, ils s’immobilisaient, tournés vers le caravansérail.
— C’est une race de télépathes, dit Traz à Reith. L’esprit de chacun est un livre ouvert pour les autres. On a parfois l’impression qu’ils lisent dans les pensées des hommes, quoique, personnellement, cela me semble douteux. Mais qui peut savoir ?
Un repas sommaire – de la soupe et des lentilles – fut servi dans la salle commune, où les lumières avaient été réduites afin d’interdire aux Chasch de repérer les sentinelles. Dans un coin, des caravaniers jouaient en silence. Les Ilanths buvaient des breuvages alcoolisés ; bientôt ils commencèrent à faire du vacarme et le tavernier dut les admonester : il exigeait une discipline aussi stricte que le maître de caravane : s’ils voulaient se battre, eh bien, ils n’avaient qu’à aller dans la steppe régler leurs querelles. Les trois guerriers, le bord de leur coiffure rabattu sur leur visage jaune, se firent tout petits.
La salle commença à se vider. Reith escorta Ylin-Ylan, la Fleur de Beauté, jusqu’à l’alcôve qu’elle occupait et qui était attenante à la sienne.
— Tire le verrou et ne sors pas avant demain matin, lui dit-il. Si quelqu’un s’avise de vouloir ouvrir, tu n’auras qu’à frapper au mur pour me réveiller.
Debout sur le seuil, elle le dévisagea ; son expression était indéchiffrable, et Reith songea qu’il n’avait encore jamais vu femme plus séduisante.
— Ainsi, tu n’as vraiment pas l’intention de me prendre comme esclave ? demanda-t-elle.
— Non.
La porte se referma. Elle tira le verrou et Reith rentra dans sa propre alcôve.
La nuit passa. Le lendemain, les Chasch Verts campaient toujours devant le caravansérail. Il n’y avait rien d’autre à faire qu’à attendre.
Reith, qu’accompagnait la Fleur de Cath, alla examiner avec intérêt les canons de la caravane – qui portaient le nom de « gicle-sable ». Ces armes, apprit-il, projetaient effectivement du sable dont les grains, électrostatiquement chargés, subissaient une intense accélération – à tel point que leur vitesse égalait presque celle de la lumière, ce qui avait pour effet de multiplier leur masse par mille. Alors, ils pénétraient les objets solides avec un dégagement d’énergie qui provoquait une explosion. Ces engins, apprit-il également, étaient un matériel wankh démodé ; ils étaient gravés d’alignements de rectangles de tailles et de formes différentes constituant l’écriture des Wankh.
Quand il regagna l’auberge, il retrouva Traz et Anacho en train de débattre de la nature des Phung. Pour le premier, c’étaient des créatures engendrées par les Pnumekins à partir de cadavres de Pnume.
— As-tu déjà vu un couple de Phung ? Ou un Phung en bas âge ? Non. Ils sont toujours seuls. Ils sont trop fous, trop forcenés, pour procréer.
Anacho eut un geste indulgent.
— Les Pnume ne s’accouplent pas, eux non plus, et se reproduisent selon une méthode très particulière. Particulière aux yeux des hommes et des sous-hommes, devrais-je dire, car ce système paraît admirablement convenir aux Pnume. C’est une race opiniâtre. Sais-tu que leur histoire remonte à un million d’années ?
— Je l’ai entendu dire, répondit Traz sur un ton amer.
— Avant l’arrivée des Chasch, les Pnume dominaient partout. Ils habitaient des villages constitués par de petits dômes et dont toutes les traces ont disparu. À présent, ils se réfugient dans les cavernes et les galeries des vieilles cités et leur vie est un mystère. Les Dirdir eux-mêmes considèrent que maltraiter un Pnume porte malheur.
— Les Chasch sont donc venus sur Tschaï avant les Dirdir ? s’enquit Reith.
— C’est un fait bien connu, répondit Anacho. Seul quelqu’un originaire d’une province isolée, ou d’un monde lointain, peut l’ignorer. (Il décocha à Reith un regard railleur.) Toujours est-il que les premiers envahisseurs ont été les Vieux Chasch. L’événement remonte à cent mille ans. Dix mille ans plus tard, les Chasch Bleus sont apparus, venant d’une planète antérieurement colonisée par les Chasch coureurs d’espace. Les deux races se sont combattues, chacune voulant s’assurer la domination de Tschaï, et ont fait appel aux Chasch Verts, qui leur servaient de troupes de choc. Les Dirdir ont surgi il y a soixante mille ans. Les Chasch subirent de lourdes pertes jusqu’au moment où, du fait de leur afflux considérable, les Dirdir devinrent vulnérables. Alors, un état d’équilibre s’établit. Les deux groupes sont toujours ennemis et il y a peu d’échanges entre eux.
» Dans un passé relativement proche, quelque dix mille ans, une guerre spatiale éclata entre les Dirdir et les Wankh. Elle gagna Tschaï lorsque ces derniers édifièrent des forteresses dans la province de Rakh et dans le Kachan méridional. Mais, maintenant, il n’y a plus guère que des escarmouches ou des embuscades. Chacune des trois races redoute les deux autres et attend l’heure de pouvoir annihiler ses rivaux. Les Pnume sont neutres et se tiennent à l’écart des hostilités, ce qui ne les empêche pas de suivre la situation avec intérêt et de prendre des notes pour rédiger leur histoire.
— Et les hommes ? demanda Reith avec circonspection. Quand sont-ils venus sur Tschaï ?
Anacho lui darda un coup d’œil sardonique.
— Puisque tu prétends connaître le monde qui fut leur berceau, c’est là un élément d’information qui devrait être en ta possession.
Refusant de céder à la provocation, Reith ne fit pas de commentaires et l’Homme-Dirdir enchaîna de son ton le plus didactique :
— Les hommes sont nés sur Sibol et sont arrivés sur Tschaï avec les Dirdir. Ils sont aussi malléables que la cire et certains d’entre eux se métamorphosèrent en hommes des marais, puis, il y a vingt mille ans, en cette espèce d’individu. (Il désigna Traz du doigt.) D’autres, réduits en esclavage, donnèrent naissance aux Hommes-Chasch, aux Pnumekin et même aux Hommes-Wankh. Il y a des douzaines d’hybrides et de races baroques. Même chez les Dirdir, il existe des variantes. Les Immaculés sont des Dirdir presque à l’état pur, mais on trouve aussi des êtres présentant moins de raffinement. Ceci est d’ailleurs à la source de ma rébellion : j’ai réclamé des prérogatives qui m’ont été refusées mais dont je me suis néanmoins prévalu…
Anacho poursuivit en relatant ses déboires. Mais Reith ne lui prêtait plus attention. L’arrivée des hommes sur Tschaï n’était plus un mystère – au moins pour lui. Les Dirdir connaissaient la navigation spatiale depuis plus de soixante-dix mille ans et, au cours de ces millénaires, ils s’étaient rendus sur la Terre. Au moins à deux reprises. La première fois, ils avaient capturé une tribu de Protomongoloïdes et, la seconde – vingt mille ans auparavant selon le compte d’Anacho – ils avaient ramené un échantillonnage de Protocaucasoïdes. Soumis aux conditions propres à la planète Tschaï, les deux groupes avaient muté, s’étaient spécialisés, avaient remuté et s’étaient respécialisés pour aboutir à la stupéfiante diversité de types humains qui cohabitaient sur ce monde.
En conclusion, les Dirdir connaissaient incontestablement l’existence de la Terre et son humaine population, mais peut-être la considéraient-ils comme une planète encore sauvage. Il n’y avait aucun intérêt à crier sur les toits que la Terre avait découvert la propulsion spatiale. Faire de la publicité là-dessus risquait même de déchaîner une catastrophe. La vedette ne contenait pas le moindre indice susceptible d’indiquer son origine, à l’exception, peut-être, du cadavre de Paul Waunder. Et, n’importe comment, elle n’était plus entre les mains des Dirdir puisque les Chasch Bleus la leur avait reprise.
Une question, néanmoins, demeurait sans réponse : qui avait lancé la torpille qui avait détruit Explorator IV ?
Les Chasch Verts levèrent le camp deux heures avant l’aube. Les chariots se déployèrent selon un vaste cercle, les guerriers, montés sur leurs monstrueux chevaux-sauteurs, s’élancèrent au galop et, à un signal imperceptible – peut-être télépathique, se dit Reith – l’armée s’éloigna vers l’est. Les éclaireurs Ilanths sautèrent sur leurs montures et suivirent les Chasch à distance respectueuse. Ils revinrent dans la matinée pour annoncer que la troupe avait mis le cap au nord.
En fin de journée arriva la caravane d’Aig-Hedajha. Elle transportait des cuirs, des bois et des mousses aromatiques, des caisses de cornichons et de condiments. Les chariots de Baojian se rassemblèrent dans la steppe pour le transbordement et les opérations de troc. Des grues faisaient passer la marchandise d’une caravane à l’autre tandis que peinaient porteurs et conducteurs, torse nu, le dos ruisselant de sueur.
L’opération s’acheva une heure avant le coucher du soleil et l’on convoqua tous les voyageurs qui se trouvaient dans la salle commune. Reith, Traz, Anacho et la Fleur de Cath sortirent de l’auberge. Il n’y avait aucun signe des prêtresses et le Terrien supposa qu’elles étaient dans leur roulotte. Tous les quatre se dirigèrent vers la caravane.
Quand ils arrivèrent aux rochers, ils se sentirent soudain bousculés. Deux bras se refermèrent dans une étreinte d’ours autour de Reith, le plaquant contre un corps mou d’où s’échappait une respiration sifflante. Il se débattit et tomba, entraînant l’Aïeule dans sa chute. Mais celle-ci l’immobilisa dans l’étau de ses jambes. Une autre prêtresse se jeta sur la Fleur de Cath et, trottinant d’une allure malhabile, l’entraîna vers la caravane. Reith était englué dans des replis de chair et de muscles. Une main se serra autour de son cou. Ses artères s’engorgèrent, ses yeux s’exorbitèrent. Il parvint à libérer un bras et enfonça ses doigts raidis dans la figure de la prêtresse. C’était humide. Elle poussa un cri étranglé et se mit à haleter. Il trouva son nez, l’empoigna et le tordit. Elle hurla et ses jambes eurent un soubresaut. Reith parvint à se dégager.
Un Ilanth était en train de fouiller dans sa trousse. Traz gisait inanimé sur le sol. Anacho affrontait calmement les épées des deux autres éclaireurs. L’Aïeule saisit aux jambes Reith, qui se libéra d’un furieux coup de pied, se jeta de côté et se rua sur l’Ilanth qui fouillait dans ses affaires. Celui-ci brandit un couteau. Le poing de Reith s’écrasa sur son menton jaune : l’Ilanth s’effondra. Alors, le Terrien s’élança sur l’un des assaillants d’Anacho, le renversa et l’Homme-Dirdir poignarda sa victime avec dextérité. Reith esquiva la botte du troisième Ilanth, l’agrippa par le bras au moment où il se fendait et l’envoya rouler au loin d’un coup d’épaule. Anacho lui trancha le nez et le dernier Ilanth prit ses jambes à son cou.
Traz se releva en vacillant, se tenant la tête entre les mains. Tandis que, là-bas, l’Aïeule grimpait les marches de sa roulotte.
Jamais au cours de son existence Reith n’avait, été aussi furieux. Il ramassa sa trousse et se dirigea droit sur Baojian, qui était en train de donner ses instructions aux passagers.
— J’ai été attaqué ! commença-t-il d’une voix tonitruante. Tu ne peux ne pas t’en être aperçu ! Les prêtresses se sont emparées de la fille de Cath et la tiennent prisonnière dans leur pavillon !
— Oui, répondit le maître de caravane. J’ai vu quelque chose comme ça !
— Eh bien, fais preuve d’autorité ! Fais respecter tes ordres qui bannissent la violence !
Baojian hocha la tête d’un air pincé.
— L’incident s’est produit dans la steppe entre le campement et la caravane. Dans cette zone, je ne suis pas responsable du maintien de l’ordre. Apparemment, les prêtresses ont recouvré leur bien de la même manière qu’elles l’avaient perdu. Tu n’as aucune raison de protester.
— Comment ? rugit Reith. Tu vas les laisser impliquer une innocente dans leur Mystère Féminin ?
Baojian leva les bras au ciel.
— Je n’ai pas le choix. Je ne puis me charger de la police de la steppe et je n’ai aucune envie de m’y essayer.
Reith lui décocha un regard flamboyant de rage et de mépris, et se tourna vers, la roulotte des prêtresses.
— Je dois te mettre en garde contre un éventuel comportement brutal au cours du voyage, reprit le maître de caravane. J’exige de tous les passagers un strict respect de la discipline.
Sur le coup, Reith en eut le souffle coupé. Enfin, il parvint à balbutier :
— Les forfaits te laissent donc froid ?
— Les forfaits ? (Baojian eut un rire sans joie.) Ce mot ne signifie rien sur Tschaï. Seuls existent les événements. Existent ou n’existent pas ! Si quelqu’un adopte une autre règle de conduite, il ne fait pas long feu – ou il devient aussi fou qu’un Phung. Cela étant dit, permets-moi de te montrer ta cabine car nous allons partir immédiatement. Je veux mettre le plus de distance possible entre nous et les Chasch. À présent, je crains de ne plus disposer que d’un seul éclaireur.